Interview de Sandrine Roudaut par Novethic
Face au climato-scepticisme et à la montée de l'extrême-droite, Sandrine Roudaut a fait des utopies son sujet de prédilection. Autrice d'essais et de romans d'anticipation, conférencière, éditrice et cofondatrice de la maison d'édition La mer salée, la néo-Nantaise croit en le rôle des nouveaux imaginaires pour faire advenir des horizons radicalement désirables. Rencontre.
Comment et pourquoi avez-vous commencé à travailler sur les utopies ?
Mon envie de travailler sur les utopies vient d'une réflexion personnelle. Pendant de longs mois, je me suis demandée comment on allait réussir à sortir de l'immobilisme collectif pour enfin changer nos comportements et innover radicalement. Après des recherches dans des champs disciplinaires très variés comme les neurosciences ou la psychologie comportementale, j'ai réalisé que les utopies étaient la façon la plus efficace de s'imaginer un autre monde. En nous débarrassant de ce qui nous enferme dans le présent, elles dessinent de manière joyeuse des horizons radicalement différents, qu'il s'agit ensuite de faire advenir.
Les utopies ont toujours été très variées, avec des idéaux parfois antagoniques. Quels sont les critères, selon vous, d'une utopie désirable ?
Évidemment, nous n'avons pas tous les mêmes utopies en fonction de notre âge, notre culture ou notre genre par exemple. Nous avons tous un prisme personnel et on pourrait d'ailleurs se demander pour qui je me prends, à déclarer que telle utopie serait plus désirable qu'une autre. Soutenir qu'une utopie serait la bonne relèverait d'ailleurs plutôt de l'idéologie. Mais ce que je peux assurer sans trop de risque, c'est qu'une utopie désirable ne nuit à personne, ni aux humains ni aux non-humains. Si on garde ce cap, commun à toutes les religions et les cultures, on ne devrait pas trop se tromper.
Avez-vous des exemples d'utopies inspirantes qui se sont réalisées ?
Il y en a de très nombreuses en matière de droits comme d'innovation. Je pense notamment au vote des femmes, aux congés payés, à l'abolition de l'esclavage, à l'arrivée d'internet ou au fait d'envoyer un homme sur la Lune. On traite souvent les utopistes de naïfs, de bisounours, mais sans utopie, aucune avancée fondamentale n'aurait vu le jour. D'ailleurs, le contraire d'un utopiste n'est pas un réaliste, mais un conservateur. Le problème, c'est que pour que les utopies se réalisent, il faut pouvoir les rêver. Or notre capacité collective à imaginer qu'un autre monde est possible est très limitée... Nous nous sentons également très peu légitimes à le faire.
Justement, comment expliquez-vous qu'il soit si dur d'imaginer des horizons radicalement plus respectueux des hommes et de l'environnement ?
Aujourd'hui, tout le monde est d'accord pour dire que la course effrénée à la croissance, au progrès, n'a aucun sens, mais pour s'autoriser à imaginer que ça peut changer, il faut réussir à s'affranchir des récits dominants qui nous conditionnent, ainsi que s'en sentir le droit, ce qui est très difficile. Il est bien plus facile de créer une dystopie que de donner à voir des horizons qui soient tout autre car pour le faire sans tomber dans la naïveté, il faut être très bien renseigné, créatif et avoir une sacrée plume. Il faut également avoir foi en l'humanité et accepter de sortir de l'idée que l'homme est un loup pour l'homme, comme on nous l'assène depuis Hobbes. C'est difficile, mais absolument indispensable car si tu te contentes de récits dystopiques, c'est comme si tu donnais une claque générale sans proposer de solution. Le seul effet que ça a, c'est de tuer l'espoir, et d'alimenter la résignation et la sidération, ce qui profite d'ailleurs très bien au statut quo et au système en place.
Pour donner une voix à ces récits alternatifs, vous avez créé la maison d'édition La Mer Salée aux côtés de votre compagnon, Yannick Roudaut.
Oui. On a par exemple édité Les Utopiennes [Des nouvelles de 2043 et Bienvenue en 2044, NDLR] où on découvre des mondes plus animalistes, féministes, décroissants, inclusifs et participatifs. En les lisant, on se rend compte que ces mondes sont cohérents entre eux, possibles et qu'ils nous font du bien ! On a initié ce projet parce qu'on ne recevait que des propositions dystopiques, des récits dans lesquels l'arrivée de l'extrême-droite crée la bascule. Or on refuse de nourrir cet imaginaire.
Pour penser d'autres récits, encore faut-il avoir les conditions matérielles de le faire. Difficile de rêver d'autres futurs quand on peine à payer ses courses ou son loyer par exemple.
C'est très juste. Pour penser ces nouveaux horizons, il faut avoir l'espace mental de le faire, réussir à avoir une forme de temps suspendu et de l'espoir. Pour ça, beaucoup de choses pourraient être imaginées, à commencer par la réduction du temps de travail à 20 heures par semaine par exemple, mais si pendant ce temps gagné on est collé à un écran, je ne suis pas sûre que ce soit le plus pertinent... On ne fera qu'alimenter l'absence de sens de nos vies, et donc la dépression et l'inaction.
Si tant est qu'on trouve l'espace nécessaire pour rêver ces nouveaux récits, cela peut-il exposer à des représailles de les rendre publics voire de tenter de les mettre en œuvre ?
Ceux qui les écrivent sont généralement une poignée de contestataires. En proposant d'autres horizons, ils viennent fissurer le récit dominant qui nous permet de faire société. Forcément, ça comporte quelque chose de profondément bouleversant. Ce n'est donc pas une surprise que ceux qui tentent d'expérimenter ces récits alternatifs de façon concrète, comme dans les Zones à défendre (ZAD) par exemple, fassent l'objet d'une très forte répression. Le modèle dominant déteste les désobéissants car qui désobéit remet en cause les valeurs partagées, la norme. Aujourd'hui, la répression est forte. En même temps, toutes les grandes avancées, comme le droit de vote des femmes ou la sécurité sociale, ont eu lieu lors de périodes tragiques. Et bien la période tragique, nous sommes en plein dedans. Inévitablement, des gens se réveillent et vont continuer à se battre. Il est plus que temps d'agir.
Dans le climat actuel de montée du fascisme et de recul de l'écologie, est-il d'autant plus vital de faire exister ces récits radicalement différents ?
Absolument. Le narratif ambiant très dystopique nous acclimate notamment à accepter l'arrivée au pouvoir du Rassemblement national. C'est déjà là, tout le monde l'a écrit, prophétisé, normalisé. On ne lui oppose même pas d'autres scénarios. Dans ce contexte, ce qui est subversif, c'est d'écrire des histoires où l'utopie triomphe ; ce sont les fins heureuses. Et ça passe par l'émotion, par nos élans. Décrypter un rapport du GIEC ne suffira pas. De la même façon que la gauche, plutôt que de cavaler derrière l'extrême-droite, doit urgemment reposer les utopies qu'elle poursuit. En littérature comme en politique finalement, nous manquons cruellement de vision, d'audace, de cap. Donc d'utopie. L'enjeu aujourd'hui, c'est de réussir à raconter comment on va sortir de la tétanie afin que ça nourrisse le désir de vie, celui qui nous pousse à nous battre et à imaginer que d'autres horizons existent. ■
Interview Novéthic par Cécile Massin Journaliste indépendante en résidence à la Maison Julien Gracq. Photo @Valérie Louis-Gaubert pour Lady de Nantes