Pendant que la dystopie ne fait qu’extrapoler le réel, avec paresse et cynisme, l’utopie se débat, pour braver le narratif ambiant, explorer les incertitudes, imaginer, élaborer.
C’est un pari. Celui de croire en l’humanité, en nous. C’est ce pari que je vais vous raconter.
La fiction projette ce qui pourrait être, ce qui devient, elle influence le monde.
Le smartphone, l’écran plat, les satellites, la voiture autonome, le robot sur Mars, tout cela était dans les romans d’Isaac Asimov dès 1964, bien avant d’être inventés.
D’ailleurs Elon Musk dit s’inspirer de la SF. Et d’ailleurs depuis les années 1950 aux États Unis l’armée fait appel à des auteurs et autrices de SF pour préparer le futur.
Aurions-nous eu l’idée, la prétention d’aller sur la Lune, si Jules Verne ne nous avait ouvert la voie 100 ans plus tôt ?
La fiction crée la réalité.
La fiction nous ouvre des perspectives, autorise une nouvelle réalité. Elle la crée.
Tant d’ inventions majeures, tant d’évènements marquants de notre Histoire, furent anticipés dans un livre. Récemment deux scénarios ont eu le nez creux: la série « 24 » un président noir avant Obama, et la série ukrainienne « Serviteur du peuple » avec l’acteur Zelensky jouant au président 4 ans avant.
Avons-nous suivi, reproduit ce que nous avons vu, lu ? Les auteurs et autrices seraient visionnaires ? La littérature nous a-t-elle préparé·es, acclimaté·es à accepter un monde qui ressemble de plus en plus à 1984 ? Ou serait-ce le poids des mots ?
Peu importe la raison, nous devrions nous préoccuper de ce qui abreuve nos imaginaires.
Outre son pouvoir d'anticipation, la fiction valide.
Elle façonne notre culture, modèle nos comportements.
Elle décide de ce qui est désirable. De ce qui ne l’est pas. Aurions-nous adopté la cigarette, signe d’anticonformisme et de séduction, si Hollywood, la pub et les polars ne s’en étaient mêlé ? Imaginez... si on nous avait vanté les ZAD et la pétanque, on jouerait toutes et tous aux boules à Notre Dame des Landes.
Toutes nos histoires forment le ciment qui scelle les normes d’une époque, normes autour desquelles nous faisons société. Le fait est que la fiction d’hier a semé dans nos imaginaires les graines du réel d’aujourd’hui, alors regardons celles semées aujourd’hui.
Que nous racontent nos écrans et nos livres ? Et donc que peut-on espérer demain ?
Culture de l’argent, toujours, peu importe son origine, drogue normalisée, viol à tous les étages, serial killers, surveillance numérique, dominants et dominés, héros peu fréquentables, zombie land, apocalypse et fables high tech…
La fiction contemporaine esthétise trop souvent une société mortifère, et ce faisant elle la perpétue, la banalise. À force de parler de dictature, de violence, on finit par les guetter, par s’y préparer. À force d’y être préparé·es, elles en deviennent comme légitimes. Quand elles arrivent, c’est tel un dénouement logique.
La fiction contemporaine est un sabotage en règle.
Elle nous résigne à l’effondrement. Elle nous prédispose à l’affrontement.
Comment pourrions-nous croire en des perspectives moins sombres, nous ne les voyons pas. Comment pourrions-nous croire en nous, si nous ne nous lisons pas, tels des êtres dignes, courageux, solidaires, persévérants, triomphants ? Pas les superhéros, virils et messianiques hein non, vous, moi, nous.
Arrêtons-nous sur ce point. Pourquoi tant de haine, de mépris envers l’espèce humaine ?
Il est toujours là, à rôder, ce bon vieux mythe fondateur : Homo homini lupus est. L’homme est un loup pour l’homme, petite phrase de Hobbes, tronquée, et même pas de lui .
Et c’est partout même dans les fictions dites d’écologie. Dans les deux dernières que j’ai lu on quitte les villes, on refait communauté, très bien, mais dans l’une les lobbies ont gain de cause et rase notre forêt (donc tu as compris ça sert à rien reste chez toi) et dans l’autre on finit par se taper sur la figure pour une boite de conserve. CQFD !Nous aurions besoin d’un Etat fort, pour dompter nos détestables penchants...
Un mythe fondateur ce sont des lunettes, l’a-priori avec lequel on regarde les choses.
Comme une musique dans un film. Imaginez une femme qui tombe, mettez une musique comique... Une musique lyrique... une musique dramatique. C’est tout le sens qui en est changé. Le sens, votre émotion, ce que vous pensez des personnages, tout.
L’auteur et journaliste Rutger Bregman a fait une grande enquête où il dézingue l’homo lupus. Le sous-titre de son livre est « le mal est puissant mais le bien est plus répandu ». Il démontre par maints exemples les focus médiatiques erronés par ce biais de confirmation et les prophéties autoréalisatrices que cela déclenche. L’exemple sur la fabrique de l'opinion à propos du comportement de la population lors de l’ouragan Kathrina est hallucinant.
Il explique aussi que cette piètre vision hobbesienne de l’humanité reflète ce que pensent sincèrement ces gens qui font autorité à la tête des médias et organes politiques. Parce que pour en être là, pour la plupart, il faut être dans le combat, la domination, plus que dans l’empathie ou le collectif. "L’homme est un loup pour l’homme", ils parlent donc d’eux. Et puis penser que tout le monde est naturellement mauvais, dans la competition et l’individualisme, cela dispense d’être gentil, cela justifie tout. Notamment la violence "légitime" d’état.
Un mot crée une prise sur le réel
Un mythe fondateur n’existe que par les récits. Une idée qui n’est pas mise en récit reste abstraite, elle glisse, elle n’a pas de prise. Ces prises ce sont nos medias, nos films, nos livres, nos incarnations, nos attitudes, nos choix, nos discours et ce sont nos mots. Un mot dit ce qu’il est bon de voir, de penser… Un seul mot change une perception.
La série Xfiles, gros succès des années 90, aurait eu un tout autre accueil aujourd’hui, dès lors que le mot « complotiste » existe et juge. Et les deux stars de la série auraient probablement sonné le glas de leur carrière, alors que celle-ci les a propulsé·e.
L’apparition et la disparition des mots ne sont jamais anodines. Le mot bourgeois n’existe plus vous avez remarqué ? "Cotisation sociale" est devenue "charge patronale", glissement de terrain. Apparaissent écoterroriste, feminazi, woke. Méfions-nous de ces mots dont nous ne devrions pas être complices.
Et puis imaginons nos mots. Vous avez peut-être découvert ou co-inventé un mot avec Jeanne Henin autrice de « les mots qu’il nous faut ». Un mot qui vous manquait, un mot pour qualifier une émotion très présente, tel « le burnâme », ou une expérience nouvelle, récurrente. Avec Jeanne nous avons cocréé « encoufarder », pour donner chair à cette impression qui étrangement vous désespère un peu quand on vous encourage... tout en vous laissant le fardeau. « C’est bien ce que vous faites les jeunes, c’est vous qui sauverez le monde ». Arrêtons de les encoufarder !
Moi je me suis réveillée il y a 23 ans avec une émotion violente, bien réelle pour laquelle il n’y avait pas encore de mot. Je disais que j’avais mal au monde. Je le ressentais, cela ne m’a plus quitté. Ecoanxiété n’existait pas, ni solastalgie, et je crois que cette absence a contribué à me faire douter de cette émotion. Cette absence m’isolait.
Un mot pose une réalité. Avant le mot on doute de la légitimité de ce que l’on ressent. On n’a pas de prise pour dire, poser, traverser, se lier... revendiquer, transformer.
Il y a une bataille des mots, une bataille des récits, certains, certaines disent même qu’on l’a perdue. La journaliste Naomi Klein et autrice de la stratégie du choc, dit "le réchauffement climatique est un échec de l'imagination".
Nous en serions aux portes des limites planétaires par notre Incapacité à remettre en cause le récit dominant, à lui opposer des récits concurrents. Nous en serions là, faute d’imaginer des alternatives au capitalisme, faute de concevoir même la possibilité de sa chute.
Notre imaginaire est devenu faiblard, craintif, stérile et c’est grave !
C’est même peut-être l’enjeu des enjeux. C’est pour cela qu’après 20 ans à faire de la prospective, à réfléchir aux freins et leviers de changement j’ai décidé de me consacrer à l’écriture, à l’édition.
Mais gare au bingo magique des « nouveaux récits »
Mon intention n’est pas de vous donner de nouveaux mythes fondateurs, vouloir remplacer Hobbes par un autre imaginaire tout sobre, tout joli, tout gentil… à consommer ! Ça c’est du prêt à penser, celui d’une nouvelle autorité intellectuelle. Donc... une autre idéologie. Et comme j’ai bien étudié Hannah Arendt, je suis prévenue.
La banalité du mal, celle qui nous fait faire les pires choses en temps de crise, elle se niche dans la superficialité de la pensée, dans notre capacité à croire paresseusement des messages simplistes, conformistes. À gober quoi !
Et puis il y aura toujours une mégamachine à récits plus forte que nous les alternatifs, pour amener des histoires cajolantes (les porte-voix s’amplifient : fusions dans le monde de l’édition, dans les médias et ce sont les mêmes).
Ce dont nous avons besoin ce n’est pas de nouvelles idéologies, c’est de retrouver une autodéfense intellectuelle, notre discernement, une profondeur de pensée, et de libérer notre imagination. Donc quand je prends la parole, que j’écris un essai ou un roman ou que je publie, j’ai trois buts :
D’abord déconstruire le baratin d’un monde délétère, désquatter votre imaginaire, rouvrir un horizon arbitrairement déclaré bouché ! Objectif ? Que vous respiriez. Vous laisser la place, pour que vous puissiez vous entendre à nouveau, parce que vous savez. Et pour cela, le livre est un des rares endroits où l'on peut se mettre à l’écart du narratif ambiant, seul avec soi.
Deuxièmement : semer des graines, montrer des brèches, des voix, valoriser d’autres comportements et montrer des possibles. En un mot : vous inspirer, fertiliser le terrain
Enfin, nourrir le feu, stimuler votre désir, l’espérance (qui n’a rien à voir avec l’optimisme béat). En un mot, vous faire vibrer.
Car une idée ne fait d’effet que dans l’affect.
Alors seulement, l’idée provoque une émotion.
Or, c’est quand on s’émeut que l’on se meut. C’est l’émotion qui nous met en mouvement, non la raison. La raison sait, depuis tant d’années… On ne se soulève pas pour un rapport du GIEC, mais pour l’histoire que nous raconte la Terre, pour ses cris, pour sa beauté. On se soulève mû par la grandeur de l’humanité, par un idéal.
Enfin ça, c’est l’affect version positive. Vous l’aurez compris pour résister aux dystopies qu’on nous prophétise, j’ai fait le choix de livres utopistes.
La puissance des livres utopistes
Utopiste parce que tout progrès de l’humanité, toute bifurcation de l’Histoire est né des utopies d’individus visionnaires. Jamais des gouvernements, ni des forces en place, ni d’un vote de la majorité. Tout ou presque : fin de l’esclavage, droits de vote, congés payés, réunification allemande, invention de l’ampoule ou d’internet… ces évènements déterminants n’étaient pas dans les scénarios annoncés. Des utopistes les ont imaginés et fait advenir. Quelques heures avant c’étaient des utopies, quelques mois après des évidences.
Utopiste parce que la résignation n’est pas une option rationnelle. L’improbable peut surgir à n’importe quel moment pour rebattre les cartes. Maladies, fermeture des frontières, guerres, désertion des jeunes ingénieurs, crash d’avion avec haut dignitaire et pourquoi pas piratage, fermeture du robinet des terres rares par la Chine qui en détient 90 %, grippe féroce pour Trump, je vous rappelle qu’Al Gore était à quelques voix de Bush... une chaine d’événement remet en selle d’autres scénarios.
L’utopie c’est la disponibilité à cet inattendu, plutôt que l’illusoire volonté de contrôle.
Utopiste, parce que notre futur dépend de nos intentions. La physique quantique et la psychanalyse s’accordent pour montrer que la frontière entre la pensée et la matière est fine. Pensée lumineuse, futur lumineux peut-être. Au pire ça marche !
L’utopie dessine ce que devrait être le monde. Ce qui est juste. L’utopie est du côté de la radicalité, elle défend la racine, les essentiels. En pays d’utopie, la norme n’a pas de légitimité. Ce n’est pas parce qu’une situation est la norme qu’elle est normale. Ce n’est pas parce qu’une situation est ancienne qu’elle est inéluctable. Seul·es les frileux, et les « sans-imagination » pensent ça.
Enfin, l’utopie c’est la contestation. L’avenir naît de la contestation du présent.
Les utopies qui changent le monde sont portées depuis les marges, par une poignée d’hommes et de femmes. Résistance pendant la Guerre ? 2 à 3 % de la population. Vote des femmes ? 300 Suffragettes devant le parlement britannique. Révolution de nos usages ? Steve Jobs et deux trois de plus. Une poignée, faisant mentir, dévier tous les pronostics.
On se focalise sur le passage à l’échelle, mais la priorité c’est de repérer, soutenir le premier barreau de l’échelle ! Sans eux, sans elles, sans nous, il ne se passera rien.
Pour soutenir ce premier barreau il faut nourrir sa source. L’étymologie U-topia signifie qui n’a pas de lieu (qui soit dit en passant veut dire irréalisé et pas irréalisable ). En fait l’utopie nait bien en un lieu, nos imaginaires.
Voyez-vous la différence entre l’utopie et la dystopie ce n’est pas simplement le bien contre le mal (les procès en binarité me tomberaient dessus trop facilement). C’est aussi une vision progressiste du progrès.
Le choix de l’utopie ce n’est pas se voiler la face, bien au contraire. Un utopiste est lucide, lucide sur ce qui n’est plus tenable, lucide sur la fragilité et les failles du modèle actuel, lucide sur les possibles, sur ce qui sera un jour, extralucide donc.
Tandis que la dystopie choisit le suivisme, le pense-petit et le futur antérieur (une ligne tirée depuis le futur d’hier). Quand on vous dit tu veux le retour à la bougie, posez-vous la question : qui des deux ne veut pas que son monde change ? Le contraire de l’utopie n’est pas le réalisme mais le conservatisme.
Croire en les livres
D’abord essayiste sur l’utopie je suis devenu éditrice d’utopies.
Parce que je refuse le récit dominant, qui est une prise de pouvoir par le pire.
Je refuse que le cynisme et le défaitisme l’emportent sur la foi en l’humanité et la résistance. Je publie donc des contre-récits à la propagande mainstream, pour donner à lire de l’anticipation post-matérialiste et joyeuse. Et j’y crois. Je crois en les livres. Je crois que les livres ont une force particulière pour nous élever.
Lire est un acte révolutionnaire.
Si la fiction crée l’émotion, lire la fiction a une puissance singulière. Avec la beauté et la nature c’est probablement l’endroit où nous sommes le plus disponibles à une métamorphose profonde.
Lire est une résistance à nos vies numériques, un moment suspendu.
Hors du bruit, hors de nos habitudes, délesté·e d’une identité figée. Nous nous ouvrons à d’autres existences possibles. La lecture est un moment rare, de pleine présence où l’on ne peut rien faire d’autre, où l’on plonge dans le temps long, au plus près de qui on est, débarrassé de ce qui nous rend, d'ordinaire, absents à nous-mêmes.
Lire est intime.
Avec les personnages, nous déposons nos doutes, nos peurs, nous pouvons ressentir combien un monde plus frugal, moins technologique est apaisant. Nous éprouvons des hypothèses, nous expérimentons en toute sécurité. Nous accueillons la complexité : être courageux et parfois lâche, tour à tour. Nous sommes toutes les options. Nous déconstruisons en paix les vieux récits, sans le poids de regards extérieurs, sans fierté mal placée.
Lire relie.
On se déplace. De camp, de classe sociale, de genre, d’âge, de pays, d’opinion. On entre en empathie, on fait corps dans l’altérité. On vit en dehors des autorités bien pensantes, en pleine puissance individuelle. On se reconnaît. On a tous et toutes vécu ça. Ce livre qui nous fait sentir que quelqu’un pense comme nous, ressent comme nous. Alors nous faisons société, projet commun, désir collectif, famille.
Lire est créateur.
Le lecteur, la lectrice a la main. Vous décidez de la force, de la crédibilité d’une histoire.
Et si les films projettent des images, dans les livres c’est vous, lecteur, lectrice qui imaginez. À partir de ces lignes de mots vous donnez vie et forme aux histoires. Et selon les neurosciences, pour votre cerveau, il n’y a pas de différence entre fiction et réalité, c’est vous qui vivez les évènements, vous qui éprouvez.
Les livres sont comme les rencontres, il y a des bonnes et des mauvaises fréquentations.
Car aucune fiction n’est sans effet.
Les fictions peuvent nourrir nos indignations ou rassurer nos complaisances.
Elles floutent les frontières de l’intolérable, elles peuvent rendre ce dernier acceptable, parce qu’insidieusement présenté comme inéluctable. Effondrement, l’homme est un loup pour l’homme, et pour la femme....
Aucun livre n’est neutre.
Toute fiction est politique. Ceux et celles qui pensent que leurs histoires ne sont pas engagées, oublient que c’est parce qu’elles épousent parfaitement le récit dominant. Un livre normalise, nourrit, dépeint toujours une certaine société. Les pensées des auteurs, leurs jugements, convictions, idéaux imprègnent les livres. Qui à leur tour nous imprègnent.
Tout auteur ou autrice porte une vision, celle de la résignation ou celle de l’audace. Les fictions peuvent alimenter notre foi en l’humain ou notre désespérance, notre détermination ou notre cynisme, et in fine alourdir le sentiment d’impuissance ou au contraire allumer la flamme d’une humanité résistante et sure de sa légitimité.
Demandez-vous... à qui profite la peur ?
À qui profitent la tolérance de l’intolérable, la sidération ?
Au statu quo.
Il n’est jamais anodin de nourrir la peur et la tristesse plutôt que la joie et la confiance. la peur et la tristesse minent notre puissance d’être, la joie et la confiance au contraire dopent ce désir de vie dont parle Spinoza, sans lequel rien n’est envisageable. Avec l’absence de désir vient la dépression, nous disent les psychologues.
Editer est politique
On peut affaiblir des lecteurs, des lectrices, ou au contraire les « empuissanter ». Nous avons décidé d’en faire une ligne éditoriale, une responsabilité, ne publier que ce qui empuissante.
On a commencé avec une fiction dans un essai. Puis on a publié Siècle Bleu la premiere saga de Jean-Pierre Goux. Puis j’ai écrit Les Déliés où j’imaginais que l’on donnait tout pouvoir à une IA pour qu’elle prenne les bonnes décisions. Tout le roman consiste pour les personnages à retrouver ce qu’est l’exception humaine ce que nous avons de supérieur à la machine, qui nous pourrions être, ce que nous pourrions faire.
Puis...La part cachée du monde, puis l’Andréide... puis la récolte de manuscrits fut maigre, une pluie de manuscrits à vous désespérer.
Alors nous avons provoqué la chance en imaginant un ouvrage annuel, Les Utopiennes. un soulèvement des imaginaires en bande organisée afin de résister à cette confiscation de nos imaginaires par le côté obscur.
On est allé les chercher ces experts, ces auteurs, ces artistes pour qu’elles et ils passent du côté lumineux de la force. On appelle cela lumilutter. Verbe d‘action issu de lumière et de lutter : Agir avec conviction mù par un espoir radical. Le slogan des lumiluttant·es est une référence lumipunk à No Future : Now Future
On a donc appelé à la lumilutte : Le chanteur Dominique A, le géographe Damien Deville, la romancière Louise Browaeys. On leur a demandé de nous raconter comment on vit dans 20 ans, concrètement, émotionnellement dans leur monde meilleur advenu. Julie Mittelman du low-tech Lab, Tarik Chehchack pour qu’il se balade avec un lynx près d’un immeuble bioclimatique inspirée de la pomme de pin. On a demandé à Gwen de Bonneval et Fabien Vehlman Bédéiste réputés, mais pas pour leur côté joyeux, de passer du côté lumineux. Et puis comment on a réussi la bascule ? A Julien Vidal, Charlotte marchandise, à Pierre Cattan pour faire tomber les Gafam (Spoiler c’est possible) et puis Sana Ben Khelifa, 14 ans Berlinoise, qui nous raconte la révolution des jeunes.
Pour ce premier numéro 2043, Ils et elles ont toutes et tous dit oui. Et l’équipe 2044 est en route. C’était notre premier objectif, alerter les auteurs et autrices sur l’influence de nos récits, les rallier à la cause utopiste et le faire en bande. Toutes et tous ont eu la même réaction : c’est plus difficile.
Écrire en utopiste est un risque, un acte anti-conformiste, difficile mais puissant
D’abord on met à l’épreuve sa foi. Si tu n’arrives pas à imaginer un monde où ta cause est victorieuse ça veut dire quoi ?
Il est bien plus facile de tirer la ligne de la dystopie et d’abandonner, d’écrire le « raisonnable », le « pessimisme » ou la « techno-idolâtrie ». La fiction utopiste, insolente, décide de résister. C’est un risque, un acte anticonformiste, il refuse la facilité et le récit convenu.
Et c’est une écriture sur la corde. L’écueil c’est le niais. Enfin, la peur du niais. Le bien, le gentil, l’espoir sont toujours dévalorisés. Il y a une forme de prime sociale à faire du tragique, du cynique, c’est plus flatteur.
C’est bien conformiste oui surtout ! Une machine bien huilée, une sale prophétie autoréalisatrice.
Mais peu à peu l'idée prend, on travaille, l’écriture utopiste révèle sa puissance, nous montre des brèches, elle libère des perspectives sur lesquelles l’auteur·e ne se penchait pas.
Voyez Timothée Parrique qui nous a écrit un texte où il est prix Nobel d’économie post décroissance et ministre du contentement. Le contentement... la fiction lui a permis de mettre en valeur ce mot si inspirant. Un mot qui ouvre une voie de réconciliation, là où le mot « décroissance » reste un obus et la « sobriété » vous dégrise. Et puis avec son récit on y est enfin dans ce monde, pas dans les théories économiques ou les punchlines, non, dans une journée, de travail, de repos, de contentement, dans les rues… Et hum ... qu’est ce que c’est bien. Et tout se tient, ça marche !
Les Utopiennes est un ouvrage expérimental. Il ne colporte pas une nouvelle idéologie aux contours nets. Il se cherche, chemin faisant, graines semant, avec des points de vue pluriels, des héroïnes et héros imparfaits, tâtonnants. C’est un tissage depuis des regards singuliers, des causes différentes, pour un monde aux valeurs pourtant communes. Et ça peut marcher. Ça va marcher !
Un pari gagnant
Nous voulions nourrir les imaginaires d’un public large, un public qui n’a pas forcément envie de lire un essai, qui n’en peut plus des infos anxiogènes, qui se replie et qu’on aurait pu séduire par la légèreté, la brièveté, la multiplicité des formes et des voix. Un public qui entre par une porte, exemple l’écologie, en découvre une autre, le handicap.
Avec un livre on n'a pas immédiatement 60 000 vues comme pour une vidéo youtube qui s’amuse en Lamborghini, mais pour les Utopiennes on a notamment une jeune fille de 12 ans qui nous écrit avoir « perdu sa boule au ventre » grâce à cette petite bande d’utopistes. C’est aussi une fonctionnaire qui en fait un arpentage avec le département de Seine Saint Denis. C’est une prof de collège qui veut que je vienne en parler. C’est une grand-mère qui l’offre à son petit fils en me disant que ça va lui plaire, qu’elle se fait du souci pour lui parce qu’il a abandonné « un bon travail » pour faire de l’habitat partagé. Et moi je me dis que par ce cadeau elle lui dit je t’aime, je te soutiens, même si je ne te comprends pas, même si j’ai peur. Un livre relie.
Et un livre nous relie à la meilleure version de nous même. Il y a quelque temps un lecteur m’a envoyé un message il me disait « j’ai retrouvé le courage de mes prétentions. Je me suis vu beau. »
Voyez-vous les livres nous parlent de nous. Ils nous rappellent que nous pouvons être beau, et surtout être tout. Des héros, des héroïnes, victorieux, victorieuses.
Lire des livres utopistes c’est retrouver la liberté d’espérer, de rêver, d’y croire, d’imaginer, de défendre ; c’est reprendre la main sur les mots, reprendre la main sur nos désirs. C’est décider qu’il y a encore des horizons, décider de reprendre confiance.
C’est un pari ! Mon pari d’éditrice c’est de devenir une terre d’asile pour inspirer de nouvelles générations et faire évoluer les normes et les futurs. Que nos histoires s’étalent sur les écrans et envahissent les salles de classe.
Pour que demain l’utopie soit plus vendeuse que les scénarios catastrophes.
Que La foi en l’humanité et l’audace aient repris la main sur le cynisme et le défaitisme.
Il ne tient qu’à nous, qu’à vous.
(texte de Sandrine Roudaut autrice éditrice)